Résumé :
La dissociation traumatique est un phénomène complexe caractérisé par une altération de l'intégration normale des pensées, émotions, souvenirs et conscience. Elle survient fréquemment à la suite d'événements traumatiques sévères, particulièrement durant l'enfance. Cet article explore les fondements neuropsychologiques de la dissociation, ses manifestations cliniques, ses mécanismes adaptatifs et pathologiques, ainsi que les implications thérapeutiques.
1. Introduction
La dissociation a longtemps été considérée comme un phénomène énigmatique au sein des sciences psychologiques. Décrite dès la fin du XIXe siècle par Pierre Janet (1889), elle désigne un mécanisme par lequel certaines expériences mentales sont mises à l’écart de la conscience intégrée. Dans le contexte du traumatisme, la dissociation apparaît comme une réponse adaptative, quoique potentiellement pathologique, face à une menace perçue comme inéluctable (Van der Hart et al., 2006).
2. Définition et formes cliniques
La dissociation traumatique comprend plusieurs manifestations cliniques :
- Déréalisation : sentiment d’irréalité du monde extérieur.
- Dépersonnalisation : sentiment de détachement de soi-même.
- Amnésie dissociative : incapacité à se rappeler des événements autobiographiques importants.
- Identités dissociatives : états du soi fragmentés, parfois diagnostiqués comme trouble dissociatif de l’identité (TDI).
Le DSM-5 (APA, 2013) reconnaît la dissociation comme un spectre, allant de symptômes transitoires à des troubles dissociatifs sévères.
3. Neurobiologie de la dissociation traumatique
3.1 Bases neuroanatomiques
Des études en neuroimagerie ont mis en évidence l'implication de plusieurs structures dans la dissociation :
- Le cortex préfrontal médian : hyperactivé, il inhibe la réponse émotionnelle de l’amygdale, entraînant un engourdissement affectif (Lanius et al., 2006).
- L'amygdale : hypoactivité dans les états dissociatifs, contrastant avec son hyperactivité dans le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) non dissociatif.
- Le précuneus et le cortex pariétal : impliqués dans la conscience de soi et la mémoire autobiographique, souvent hypoactifs en état dissociatif.
3.2 Réponse neurovégétative
La dissociation s’associe à un état parasympathique dominant (bradycardie, immobilité), correspondant au mécanisme de "freezing" ou "shutdown" selon la théorie polyvagale (Porges, 2011).
4. Origines développementales
Les expériences traumatiques précoces, notamment les abus chroniques ou la négligence, jouent un rôle central dans l’émergence de la dissociation pathologique (Putnam, 1997). Le manque de figure d’attachement sécurisante entrave la régulation émotionnelle et la construction d’une continuité du soi (Schore, 2009).
La dissociation peut donc être vue comme une tentative du système nerveux immature de se protéger de la surcharge émotionnelle et de l’impuissance.
5. Mécanismes adaptatifs vs pathologiques
La dissociation est adaptative lorsqu’elle permet la survie psychique face à un traumatisme extrême. Cependant, elle devient pathologique lorsqu’elle perturbe durablement le fonctionnement psychologique et social :
- Fragmentation de la mémoire.
- Altérations identitaires.
- Difficultés d’ancrage dans le présent.
Van der Kolk (2014) souligne que "le traumatisé ne se souvient pas du traumatisme, il le revit ou le rejette hors de la conscience".
6. Implications thérapeutiques
6.1 Approche phasée
Le traitement du trauma dissociatif suit généralement une approche en trois phases (Herman, 1992) :
- Stabilisation : sécurité, psychoéducation, ancrage.
- Traitement du traumatisme : intégration progressive des souvenirs.
- Réintégration : consolidation du soi, amélioration des relations.
6.2 Thérapies recommandées
- Thérapie des États du Moi : adressant les différentes parties dissociées de la personnalité.
- EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) : efficace mais nécessite une adaptation en cas de forte dissociation (Nijenhuis et al., 2010).
- Neurofeedback : prometteur pour la régulation du système nerveux autonome (van der Kolk et al., 2016).
- Thérapie sensorimotrice et SE (Somatic Experiencing) : travail sur le corps et la neuroception.
7. Conclusion
La dissociation traumatique est un phénomène multifactoriel, à la croisée de la neurobiologie, de la psychopathologie développementale et des mécanismes de survie archaïques. Sa compréhension fine permet d’adapter les prises en charge et d’éviter la retraumatisation. Une approche intégrative, centrée sur la sécurité, la régulation émotionnelle et la réintégration du soi, reste essentielle.
Références bibliographiques
- American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (5th ed.).
- Herman, J. L. (1992). Trauma and Recovery. Basic Books.
- Janet, P. (1889). L’automatisme psychologique. Félix Alcan.
- Lanius, R. A., et al. (2006). Functional connectivity of dissociative responses in PTSD: A functional MRI investigation. Biological Psychiatry, 60(8), 829-837.
- Nijenhuis, E. R. S., van der Hart, O., & Steele, K. (2010). Trauma-related structural dissociation of the personality. Acta Psychiatrica Scandinavica, 112(4), 272-278.
- Porges, S. W. (2011). The Polyvagal Theory: Neurophysiological Foundations of Emotions, Attachment, Communication, and Self-regulation. Norton.
- Putnam, F. W. (1997). Dissociation in Children and Adolescents: A Developmental Perspective. Guilford Press.
- Schore, A. N. (2009). Relational trauma and the developing right brain. Annals of the New York Academy of Sciences, 1159(1), 189–203.
- Van der Hart, O., Nijenhuis, E. R. S., & Steele, K. (2006). The Haunted Self: Structural Dissociation and the Treatment of Chronic Traumatization. Norton.
- Van der Kolk, B. A. (2014). The Body Keeps the Score: Brain, Mind, and Body in the Healing of Trauma. Viking.